Etincelle

Qu'a donc ce lion de si particulier pour que je me lève aussi tôt ? Certainement pas juste une vilaine blessure à l'œil droit !

 

Que cherché-je vraiment ? Pourquoi traverser la moitié du Masai-Mara pour une hypothétique nouvelle rencontre, jamais assurée, ou une nouvelle photographie, déjà réalisée, d'un vieux lion fatigué ?

Alors que nous quittions le camp bien avant l'aube, je méditais, cherchant encore et toujours la réponse...

 

La nouvelle lune en son mince croissant semblait posée sur l'horizon. Elle l'ornait comme un bijou précieux et je me disais que ce serait merveilleux qu'elle soit toujours là ainsi, immuable, comme une cédille accompagnant l'aurore ! Je la contemplais alors que le jour naissait timidement dans une lueur orangée et j'imaginais les hommes autrefois qui eurent la même vision. Si la lune n'éclairait qu'elle même ce matin ce n'était pas le cas de Vénus qui brillait comme un phare, haut dans le ciel pur, comme un jeune soleil. Sa lumière inondait timidement la plaine.

 

D'ailleurs, c'est étrange, pas d'autres lumières ! Les lampes et les éclairages des lodges au loin ont disparu ! Il n'y a plus de pistes tracées sur le sol non plus. Plus aucun véhicule de safari ! Nous glissons au dessus de la savane, comme si nous planons, en silence, sans un bruit, sans le ronronnement saugrenu du moteur, sans le son parasite de la radio.

Partout, où que porte le regard, des êtres fabuleux ! Ici des zèbres, des girafes, des lions, des antilopes, des buffles, des gnous, des guépards... si nombreux que personne jamais ne pourrait les dénombrer. Nul ne compte les étoiles sur la voûte céleste. Là, des rhinocéros qui se déplacent en troupeaux. Les éléphants, par milliers, entreprennent leur séculaire migration depuis la nuit des temps sans que rien ni personne ne puisse l'entraver.

 

Le Masai-Mara n'existe pas ! Pas de frontière. Juste l'Afrique, sans pays, sans l'humanité. Sans les hommes, si ce n'est quelques rares villages épars ici et là. David Livingstone n'est pas né, aucun blanc ne s'est encore aventuré sur le continent noir. Les hommes craignent et se protègent des bêtes : elles règnent sur une Afrique promise à l'éternité... Mais les détonations et les balles qui sifflent ne vont désormais plus tarder !

 

Un soubresaut du terrain me sort de mon doux voyage dans le temps !

 

Tim, en opiniâtre guide expérimenté, trouvera bien vite notre Graal malgré quelques fausses pistes. Le roi est là, assoupi, couché à même la terre. En le regardant longuement plongé dans son sommeil, je songe à l'épitaphe que j'écrivis pour le patriarche : "A quoi rêve un vieux lion au soir de sa vie"... Elle ornerait peut-être sa tombe si l'on enterrait les lions !

 

Rattrapé par la torpeur, il s'extirpe enfin de son somme, se redresse. Je croise alors un instant son regard cyclopéen, puis il se lève et gagne en titubant un dense buisson qui l'englouti !

Nous nous embourberons un peu plus tard sur la route du retour : il faut bien payer sa dîme, ce fut un privilège d'avoir approché le roi !

 

Peut-être aujourd'hui ai-je compris ce que je cherchais depuis toujours auprès de Scarface : dans son œil valide, une étincelle ! Là, vit encore l'âme de l'Afrique. L'Afrique d'antan, l'Afrique d'avant les hommes, l'Afrique éternelle, l'Afrique qui ne veut pas mourir...